Feu follet (n°8)

 

« Un spectre hante le monde »

Karl Engels & Friedrich Marx

 

« Feu follet » est disponible en librairie !

Accompagné de son fidèle disque de création sonore inédit !

 

ÉDITO

Un soir de fête à Klak à la Parole errante, Jef a vu une lumière violette se promener dans la Maison des Écritures et des Revues… Elle s’est dit que c’était sans doute le fantôme d’Armand Gatti, même si d’après sa mère, c’est péché de penser que les fantômes puissent exister. Quand le frère de Jef est mort, sa copine a lu des récits de gens visités par les mort·es. Elle se réveillait souvent la nuit très énervée que son beau-frère ne revienne pas la voir.

Quand Tatie Klak est morte du covid, il n’y a pas eu d’enterrement, seulement une messe par Zoom. Son mari a gardé l’urne avec les cendres et ne veut pas que les gens viennent se recueillir chez lui.

Une amie de Jef a divorcé de son mari… après sa mort.

Un jour à l’adolescence, alors qu’il fouillait la maison familiale en quête de larcins, Jef est tombé sur des lettres qui évoquaient un frère, mort en bas âge. Il est allé au cimetière voir sa tombe : elle était assez dégradée, mais il restait un bel arbre planté lors de l’enterrement. Maman Klak, elle, a hérité du prénom d’un grand frère mort-né.

L’été dernier, lors de retrouvailles familiales, une cousine a passé un enregistrement pris pendant le mariage de son père il y a de nombreuses années. C’était plein de gaîté et de chansons, et tout le monde s’est mis à chanter avec la voix de celles et ceux qui n’étaient plus là.

En aidant Jef à déménager, un ami a cassé une de ses enceintes. Cet ami est mort en Irak et Jef n’a pas eu le cœur de faire réparer l’enceinte, alors depuis, il fait du son en mono. Jef a récupéré les fringues de sport que son père décédé avait acheté pour avoir l’air jeune. Il pense à lui à chaque fois qu’il les porte pour jouer au basket.

Au moment de la mise en terre de la nièce de Jef, les poignées du cercueil écartées par les cordes ont bloqué son passage. Le temps qu’on réussisse à le faire descendre, il a fallu relancer plusieurs fois le thème de Harry Potter. Elle a eu l’impression que sa nièce faisait encore une blague : « Ha ! vous ne m’enterrerez pas aussi facilement. » Lors de la cérémonie funéraire de son beau-père, Jef était en charge de lancer au bon moment les musiques et les vidéos choisies par la famille. À la fin, le maître de cérémonie l’a félicité comme un confrère : « Le Canon de Pachelbel pour le départ du cercueil, excellent choix ! » Jef fréquente beaucoup de vieux communistes : elle n’en peut plus d’entendre Camarade de Jean Ferrat à chaque enterrement.

Jef a un ami qui a arrêté de lire Le Seigneur des anneaux pour protester contre la mort de Gandalf.

Un jour, on a trouvé un gisement quelconque sous la maison de papi Klak, à la suite de quoi il a été exproprié sans dédommagement. Comme il a foutu le bordel à la préfecture pour protester, il a été interné en hôpital psychiatrique et on a annoncé à la grand-mère et aux enfants qu’il était mort. Sauf que parfois, il revenait les voir.

La mère de Jef a fait le constat de décès d’une vieille dame. Une fois à la morgue, celle-ci s’est réveillée.

La plus grande peur de Jef par rapport à sa propre mort concerne ses journaux intimes, qui ne mentionnent jamais sa fille, comme si celle-ci n’avait jamais existé. Si un jour elle les lit, ça risque d’être dur… Jef préfère cramer à haute température plutôt que de se retrouver enfermé dans un cercueil, même si on lui mettait une sonnette, au cas où.

Après les feux qui couvent, Jef Klak s’est retrouvé nez à nez avec les feux follets, ces petites flammes froides qui apparaissent à proximité d’organismes en décomposition dans les vieux cimetières ou les marais. Sans mentir, l’une d’entre nous en a déjà vu un. Il s’échappait de la tombe de son arrière-grand-mère au fond du jardin – ses aïeux·les étaient protestant·es. Cette apparition était-elle un signe ? En tout cas, la grand-mère se réjouissait à chaque fois que sa mère venait la visiter à l’improviste.

Rassurantes, inquiétantes ou imperceptibles, ces flammes fugitives nous ont ouvert une voie : nous allions explorer la toile des relations qui se tissent entre les mort·es et les vivant·es.
Ces relations sont souvent affectées par le traitement public des mort·es. Alors que le réchauffement climatique suit son cours avec la promesse de disparition d’espèces entières, que la catastrophe du covid brise encore des vies en silence, que les violences d’État continuent de tuer impunément, que l’invasion russe réactive la guerre en Ukraine, l’énormité des chiffres et les subtilités statistiques mettent les morts à distance et rendent parfois difficile d’appréhender ce qui est vraiment perdu. « Feu follet » se situe ainsi au croisement entre les plis intérieurs du deuil et l’espace collectif où ces douleurs font effraction.
D’autant que la violence et l’injustice ne s’arrêtent pas quand cesse la vie. Nous sommes lié·es à des mort·es parfois discret·es et oublié·es, parfois maltraité·es, instrumentalisé·es ou nié·es, et certaines vies sont jugées peu dignes d’être pleurées.
Face aux divers usages dont iels sont l’objet, nous n’envisageons pas toujours que les défunt·es puissent avoir leur mot à dire ou opposer une résistance. Pourtant, les mort·es se faufilent dans nos gestes, individuels ou collectifs, dans les rituels qui nous lient à l’au-delà – quoi que cela veuille dire pour chacun·e.
« Feu follet » est ainsi hanté par le XIXe siècle occidental, dont les avancées technologiques (telles que la photographie et le télégraphe) ont souvent été une occasion de se mettre à l’écoute de signes spectraux d’un nouveau type, dans l’espoir de communiquer avec les mort·es.
Tout comme les spectres – ni absents ni tout à fait là, toujours à venir ou à revenir –, les « disparu·es » n’en finissent pas de réapparaitre, celles et ceux qui « nous ont quitté·es » rechignent parfois à vraiment partir. « Feu follet » est ainsi traversé par le besoin incessant de ne pas jeter les fantômes dans le néant, soucieux, comme Chris Marker le formulait, de « s’opposer au travail des pouvoirs qui nous veulent sans mémoire ». L’exigence d’une politique mémorielle ne se limite pas au souvenir, elle est affaire de traces à collecter et à suivre, de présences à inviter et à choyer. La nuit tombe, la veillée débute.

SOMMAIRE

Le comité s’est prononcé

Par Andrea Cohen
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Judith Chouraqui

« J’avais trouvé la bonne chanson. »

Extrapolations de mort·es en sursis

Propos recueillis par Xavier Bonnefond

Réitérer des rites erratiques

Expérimentations en partage

Par Ana Marie

« La mort n’a pas cessé de nous faire rire. »

Offrandes et calaveras. Rencontre avec Raúl Velasco

Propos recueillis par Céline Picard

« À même la terre, à côté des rosiers »

Entretien sur les finalités funéraires

Propos recueillis par Céline Picard

Capital-deuil

Flairer la bonne idée

Par Laurane Travagli-Chanal

Chrysanthèmes et fumigènes

Quand les cortèges funéraires bifurquent

Par Marion Boulestreau

Autres mémoires d’un autre désir

Hériter des archives du mouvement homosexuel

Par Mathias Quéré

Des images empoisonnées

Marché des archives coloniales et justice réparatrice

Par le collectif Cases Rebelles

Les squelettes exhibitionnistes

Lombroso et Bertillon, ou l’art de découper son prochain

Par Lise Gaignard

Ci-gît Victor Noir (1848-1870)

Autonécrographie d’un sex-symbol

Cadavre exquissé par Bruno Thomé et Jules Philippe

« Le fantôme, c’est le bug. »

Machines parlantes et nécrophones. Entretien avec Philippe Baudouin

Propos recueillis par Némo Camus et Benoît Déchaut

Mort·es debout !

Ghost tract

Par Fantômes et Esprits Unifiés (FEU)

Le poltergeist de Battersea

Topologie du fantôme

Par Grégory Delaplace

Ma mère… est un gang terroriste

De l’hospitalité en temps de guerre

Par Mustafa Taj Aldeen Almosa
Traduit de l’arabe (Syrie) par Florian Targa

« J’ai tenté d’hériter de cette énigme. »

Tact ontologique et soin interspécifique. Entretien avec Vinciane Despret

Propos recueillis par Xavier Bonnefond et Elvina Le Poul

Discours de l’homme rouge

Extrait d’un poème de Mahmoud Darwich

Traduit de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar

Les fantômes de l’évolution

Serpents et couleuvres, avocats et paresseux, abeilles et orchidées

Par Jef Klak

Atome

Histoire de jumeaux quantiques

Extraits de « La Lalla ». Entretien avec Lalla Kowska Regnier

Vieille carne

Marguerite, les X-Men et moi

Par Hélène Pujol

Le charnier d’Omarska

La mémoire enfouie du génocide bosniaque

Par Jef Klak

« Les négationnistes poursuivent l’œuvre des génocidaires. »

Luttes mémorielles juives et rwandaises. Entretien avec Jessica Gérondal Mwiza et Jonas Pardo

Propos recueillis par Judith Chouraqui et Elvina Le Poul

Vivre avec = laisser mourir

Covid : une épidémie de morts évitables

Par Rien n’est fini

Conditions du partage des larmes

Extrait de Ce qui fait une vie

Par Judith Pamela Butler
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Joëlle Marelli

Bolsonaro génocidaire

La pandémie à Manaus, une opportunité nécropolitique

Par Némo Camus et Nathalia Kloos

Le massacre du Zong

Faire revenir les noyé·es de la déportation transatlantique

Par Marlene NourbeSe Philip
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Karas-Delcourt

Welcome to Drexciya

Archéologie de l’Atlantide noire

Par Bruno Thomé

The Deep

Lyrics des abysses

Paroles afrofuturistes de clipping. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Unai Aranceta

Spectres de Mark

Anthologie hantologique de Mark Fisher

Présentée par Enzo Laurenti et Bruno Thomé. Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Julien Guazzini

Clap along if you feel

Road-trip seinomarin

Par Noémi Lefebvre

Dilue

Bande dessinée endeuillée

Par Nijelle B.

Pas de corps, pas de mort

Paris-Téhéran. Deuil, exil et bureaucratie

Par Tara Mousavier

Je suis une usine à petits fantômes

Affaire de machine inféconde

Par Alexane Brochard

La bande à Mémé

Enregistrer pour tromper la mort

Par Émilie Mousset

Oumer-sur-Mort

La langue gelée

Par Polina Panassenko

Télécommuniquer avec les mortes

Archéologie des media hantés avec Yves Citton et Jeffrey Sconce

Par Romain André