La crise migratoire : dix jours de péril dans les eaux de l'atlantique pour rejoindre l'Espagne

  • Guy Hedgecoe
  • BBC News, Gran Canaria
Une pirogue coulée au quai d'Arguineguín

"Ce n'est pas une bonne façon de voyager pour venir ici, ni pour mon frère ni pour personne", se plaint Mohamed Zitouni, un Marocain qui vit en Espagne depuis 20 ans.

Il cherchait son jeune frère Rahali - qui est l'un des 19 000 migrants qui ont effectué cette année la périlleuse traversée de l'Atlantique vers les îles Canaries à bord d'embarcations en provenance d'Afrique du Nord et de l'Ouest. A partir du Maroc, le voyage dure cinq jours, mais à partir des pays situés plus loin sur la côte, il peut prendre deux fois plus de temps.

Le nombre de migrants arrivés en 2020 sur ces îles, est plus de dix fois supérieur au nombre total enregistré en 2019.

"Je ne voudrais cela pour personne parce que ce n'est pas bien, mais si c'est la seule façon de gagner correctement sa vie, que pouvons-nous faire ? ", se demande M. Zitouni.

Mohamed Zitouni est allé chercher son frère sur un quai à la pointe sud de l'île de Gran Canaria (La Grande Canarie) où, à un moment donné, quelque 2 600 migrants vivaient sous des tentes ou dormaient dans la rue.

Mohamed Zitouni
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Mohamed Zitouni vit en Espagne depuis des années et son jeune frère a essayé de le rejoindre

Le quai d'Arguineguín a été utilisé comme un camp de fortune pour migrants depuis l'augmentation du nombre de personnes arrivant par la mer ou y étant récupérées par les services de secours.

Ils avaient parlé au téléphone la veille, avant que la batterie de Rahali ne soit à plat. Quelques jours après leur échange au téléphone, le camp a été démantelé.

La situation d'urgence provoquée par les arrivées de sans-papiers dans l'archipel ne semble guère s'améliorer.

Pour le seul mois de novembre, environ 7 000 migrants ont atteint l'archipel, qui a connu le plus grand nombre d'arrivées de migrants depuis 2006.

Les conditions à quai sont difficiles et il manque de nombreux services de base. En théorie, les autorités peuvent les y maintenir pendant 72 heures afin de procéder à des tests PCR de détection des coronavirus et à des procédures légales. Cependant de nombreux migrants y seraient restés beaucoup plus longtemps.

Pourquoi ils font le voyage

Le renforcement des contrôles sur d'autres itinéraires maritimes conduisant de l'Afrique vers l'Europe - à travers la Méditerranée vers la Grèce, l'Italie et l'Espagne continentale - a contribué à rendre plus attractif ce voyage plus périlleux à travers l'Atlantique.

Les conditions météorologiques relativement bonnes ont également joué un rôle.

Cependant, plus de 600 migrants se sont noyés lors de la traversée cette année, selon les chiffres des Nations unies.

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Un enfant qui s'est noyé pendant le voyage

Sahé Sephore avait 13 mois lorsqu'elle et sa mère sont tombées à l'eau alors que l'embarcation qui les transportait avec une trentaine d'autres personnes, a heurté des rochers près de la côte de Grande Canarie en mai 2019.

Elle a été la première migrante sans papiers à être enterrée officiellement avec son nom et prénom sur une pierre tombale aux Canaries, selon des informations recueillies sur place.

Mémorial de Sahé Sephore
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On peut lire sur un mémorial dans un cimetière de Gran Canaria : "En mémoire de Sahé et de toutes les filles et tous les garçons qui ont perdu la vie en essayant de traverser"

Arrivées par mer en Espagne en 2020 : 35 862

Arrivées aux îles Canaries : 19,493

Décès sur la route des Canaries : 650

Source : HCR

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Environ 6 000 migrants séjournent dans 17 hôtels au frais du gouvernement espagnol. Des hôtels qui étaient vides ou fermés en raison de l'impact de Covid-19 sur l'industrie touristique locale. D'autres sont hébergés dans des camps de fortune.

Un Sénégalais, également appelé Mohamed, est logé à l'hôtel Vista Oasis. Il a fait la traversée en septembre mais dit avoir appris que ses deux jeunes frères se sont noyés alors qu'ils faisaient le même voyage après lui.

Senegalese migrants in Gran Canaria
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Nombre de migrants arrivés sur les îles espagnoles cette année sont venus du Sénégal, un voyage très long et risqué sur l'Atlantique

"Nous nous sommes beaucoup sacrifiés pour venir ici, pour travailler, pour avoir une vie meilleure", a déclaré Mohamed à la BBC. "Parce qu'en Afrique, si vous n'êtes pas issu d'une famille liée à l'Etat, ou d'une famille riche, vous n'allez pas bien vivre. C'est à ça que ressemble l'Afrique".

Que va-t-il arriver aux nouveaux arrivants ?

Arrivé sur les îles, Mohamed est maintenant confus sur son statut juridique et ne sait pas s'il pourra continuer son voyager en Espagne continentale ou dans un autre pays européen, comme il le souhaite.

"Nous avons déjà entendu certaines rumeurs, selon lesquelles les Sénégalais devront rentrer chez eux, mais je ne sais pas si c'est vrai ou faux", a-t-il déclaré. "En ce moment, beaucoup de Sénégalais sont très effrayés, parce que si nous retournons au Sénégal, nous n'aurons rien, pas de travail ou quoi que ce soit".

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Le ministre de l'intérieur Fernando Grande-Marlaska a déclaré que le gouvernement espagnol dirigé par les socialistes préférait ne pas transférer les migrants vers le continent, afin d'"empêcher les voies d'entrée irrégulières en Europe".

L'administration a commencé à s'engager avec certains pays africains, dont le Sénégal, afin de faciliter le rapatriement des migrants, un processus qui peut être juridiquement complexe.

"Il s'agit d'une invasion"

Les critiques ont accusé le gouvernement espagnol de ne pas s'être préparé à cette crise qui, selon eux, a conduit au chaos sur le quai d'Arguineguín et a mis les services locaux sous pression. Ana Oramas, députée du parti de la Coalition des Canaries (CC), a décrit la situation dans l'archipel comme "une poudrière".

Ces dernières semaines, des manifestations ont eu lieu tant en faveur que contre les immigrants, reflétant les différentes réactions des habitants à leur arrivée.

"C'est une invasion", a déclaré Antonio Santana Hidalgo, qui travaille dans l'industrie du tourisme. "Je respecte le fait que tout le monde doit gagner sa vie et survivre, mais ils doivent comprendre qu'on ne peut pas les installer dans un hôtel avec tout ce qu'il faut et les laisser".

Le coiffeur José María Rodríguez a souligné que les Espagnols avaient également une histoire d'émigration. "Les gens des Canaries, de Galice et des Basques, nous avons tous émigré", a-t-il dit. "La différence avec ce type de migration est qu'ils viennent de pays en guerre, où il n'y a pas de travail et où les choses vont vraiment mal".

Le gouvernement espagnol affirme que les nouvelles installations en cours de préparation accueilleront 7 000 migrants, ce qui signifie que les hôtels pourront être évacués.

"Je pense que, malgré les difficultés, nous avons fait preuve de souplesse", a déclaré Hana Jalloul, secrétaire d'État espagnole aux migrations.

"Nous n'allons pas faire des Canaries une Moria", a-t-elle ajouté, faisant référence à l'île grecque de Lesbos où des incendies ont détruit un camp de migrants surpeuplé en septembre.

"Ce n'est pas notre style de politique migratoire".