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Soudabeh Marin – Ostad Elahi et la modernité. Droit, philosophie et magistrature en Iran. Bruxelles, Safran, 2012, 432 p. Kouroch Bellis Université Panthéon-Assas (Paris II) Compte-rendu publié à la Revue historique de droit français et étranger, 2015, 93-1, janv.-mars 2015, pages 123-126. Cet ouvrage constitue le second volume de l’étude de Soudabeh Marin consacrée à Ostad Elahi (1895-1974). Le premier volume consistait en une présentation générale de l’homme et de sa philosophie (v. compte rendu au numéro précédent de cette revue) tandis que celui-ci consiste en une mise en situation concrète de cette pensée. Il nous semble qu’il est possible de dégager ici trois axes de réflexion qui s’entremêlent tout au long de l’ouvrage. D’abord, concernant la vie d’Ostad Elahi, l’auteur nous avait en effet laissé sur la décision d’Ostad Elahi d’entrer dans la vie active pour mieux connaître l’articulation des droits et devoirs de l’homme au contact de la société : il s’agit d’examiner ce qui en suivra. Nous sommes alors invités à suivre les efforts entrepris par ce mystique au service de la Justice, au niveau individuel et plus particulièrement à travers son parcours au sein de la magistrature. Ostad Elahi sera en conséquence un témoin privilégié des mutations de la magistrature et du droit de cette époque. Dans un premier temps, Soudabeh Marin s’attarde sur les mutations intellectuelles, politiques et juridiques que connaît l’Iran à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. La dynastie Qadjar régnant en Perse vieillit mal : les souverains successifs, bien que toujours dotés d’un pouvoir absolu en théorie, ne se donnent pas les moyens de réellement contrôler le pays. Il y a d’abord les deux vieux ennemis de la Perse : l’Angleterre et la Russie. Chacun avec un réseau puissant, ils œuvrent à asseoir leur influence, notamment au moyen de la corruption. Il y a ensuite le clergé, la puissance interne qui a une forte influence à la fois auprès de la population et dans les institutions. Il faut ajouter à cela les différents pouvoirs locaux, dont les gouverneurs qui achètent à prix fort leur office et qui tentent de tirer au maximum profit de leur position pour rentabiliser leur mise. Pendant ce temps, nombre de Persans voyagent en France ou s’intéressent à son modèle ; elle constituerait en effet une voie neutre salutaire. Cela entraîne la pénétration dans le monde intellectuel persan de l’esprit des Lumières et la promotion du modèle juridique français : des journaux écrits par des Persans exilés critiquent le despotisme royal, nombre d’œuvres françaises, dont le Code civil, sont traduites en persan, l’idée d’un État de droit est mise en avant. Au sein de cet État monarchique de droit divin, se profile alors déjà la lutte entre partisans de la tradition religieuse et partisans de la modernité laïque. Dans ce contexte, le roi Nâser al-Din Shah amorce au cours de son long règne (1848-1896) quelques changements. Non pas qu’il soit épris des idées nouvelles ci-dessus évoquées mais du fait qu’il veut contrôler un pays qui échappait alors largement au pouvoir royal central. Après des réformes politiques sur lesquelles il reviendra en partie, c’est dans la sphère juridique que l’évolution reprendra sous l’influence du ministre Moshir al-Dowleh (Mirzâ Hossein Khân) : une sorte de Magna Carta est décrétée par le souverain, une Cour suprême est mise en place avec une structure rationalisée, le ministère de la Justice est doté d’un règlement. Cependant, les rois subséquents ne sont pas à la hauteur des enjeux et les sujets de mécontentement s’accumulent : l’État n’est pas assez fort pour assurer une justice équitable dans les provinces, les taxes augmentant pour compenser les dépenses royales, les luttes d’influence s’amplifient… Des troubles surviennent et la « révolution constitutionnelle » a lieu : la monarchie devient constitutionnelle par le firman de 1906, inspiré de la constitution belge. Ce firman prévoit la séparation des pouvoirs et l’existence d’un parlement national, qui sera composé des catégories dominantes de la population. Les lois constitutionnelles qui seront ensuite adoptées reflètent la lutte de pouvoirs sous-jacente. D’une part, les lois adoptées ne peuvent entrer en contrariété avec la religion musulmane, et un comité d’oulémas dispose d’un pouvoir de véto en ce sens. D’autre part, les principes occidentaux des droits de l’homme (égalité devant la loi, légalité des peines, droit à un procès équitable, droit à la propriété, etc.) et de séparation des pouvoirs sont explicitement consacrés. Mais malgré la répartition des compétences de principe, les tribunaux religieux ne perdent en réalité rien de leurs pouvoirs. En outre, certains intellectuels, comme Mehdi Qoli Hedayat, qui dénonce l’attitude de ces jeunes Persans « immatures [qui] rêvent de jouer le rôle de Danton ou de Robespierre, sans connaître la fin de l’histoire », estiment que le modèle français de la révolution serait mal adapté à la culture iranienne plurimillénaire. Par la suite, sont successivement élaborés un Code organique, prévoyant le double degré de juridiction et une Cour de cassation pour l’empire, un Code de procédure civile, un Code d’instruction criminelle, un Code pénal et enfin un Code civil. Un Français, Adolphe Perny, participe dans un premier temps à ces réformes mais sa méconnaissance de la culture iranienne est critiquée : il ne connaissait ni le persan (langue nationale) ni l’arabe (langue du droit musulman), alors que désormais, nombre de juristes iraniens connaissaient bien la langue et le droit français. C’est ainsi que Reza Shah, fondateur de la nouvelle dynastie Pahlavi en 1925 (sans changer la constitution), ne renouvelle pas le contrat des juristes français présents en Iran. La commission qui élabore finalement le Code civil (tome i en 1928, tome ii et iii en 1935) est composée uniquement d’Iraniens. Cette commission est présidée par ‘Ali-Akbar Dâvar, ancien ministre de la Justice ayant étudié le droit à Genève, et comprend le juriste Mostafâ ‘Adl, qui connaît le droit français, mais tous ses autres membres sont uniquement versés dans les droits musulman et coutumier iraniens (N. Yeganeh, « Civil Code », Encyclopædia Iranica, Yazda, 1992, vol. v, p. 649 ; v. aussi B. ‘Âqeli, « Dâvar, ‘Ali-Akbar » et « ‘Adl, Mostafâ », ibid.). Pendant ce temps, le nouveau souverain, Reza Shah Pahlavi, est déterminé à entraîner l’Iran dans une marche forcée vers la modernité. Afin de signifier au monde le changement à venir, il impose à toutes les chancelleries étrangères de désigner le pays sous le nom antique d’Iran (signifiant étymologiquement « [pays] des Aryens » et prononcé aujourd’hui Irân, c’est le nom local du pays depuis la fondation de la dynastie sassanide au iiie siècle, voir D. N. MacKenzie, « Erân », ibid.). Fervent admirateur de Mustafa Kemal Atatürk, il se donnera les moyens d’imposer la modernité à l’Iran, en laïcisant notamment l’État et la justice, en consolidant l’appareil judiciaire et le droit substantiel. Des magistrats seront alors recrutés pour porter ce nouvel ordre judiciaire, et parmi eux, il y eut Ostad Elahi. Celui-ci intègre d’abord le Bureau d’enregistrement des actes publics et du registre foncier de Kermanshah (chef-lieu de la province éponyme) en 1930. Mais il est connu dans la région, et le fait qu’une telle figure charismatique devienne un simple employé administratif heurte ceux qui l’auraient vu perpétuer la charge spirituelle de son père. De plus, le respect qui lui est témoigné gêne ses supérieurs, qui le font muter à Téhéran. Il apprend là-bas l’existence d’une formation de trois ans pour préparer le diplôme de l’École nationale de la magistrature ; il n’a plus que six mois pour préparer le prochain examen, mais il obtient tout de même le diplôme avec les honneurs, en 1933. L’entrée dans le monde s’est néanmoins avérée rude pour lui. Il dira : « [Dans l’exercice de mon métier,] mon intention était de rendre son droit à celui qui a été lésé. Malheureusement, les lois sont établies de telle façon qu’en arrangeant un dossier, on peut envoyer un innocent à la mort et acquitter un meurtrier. Cet état de fait m’a beaucoup atteint. » Malgré cela, dans l’exercice de ses fonctions comme dans la vie extra-professionnelle, il est resté intransigeant en ce qui concerne l’éthique. Cette probité exacerbée était répandue chez les magistrats de son époque, parmi lesquels comptait Ahmad Kasravi, au tempérament fougueux néanmoins, contrastant avec la sérénité et précision avec lesquelles Ostad Elahi traitait les situations qui lui étaient soumises. Si les options philosophiques des deux hommes divergeaient, ils partageaient une inflexibilité quant à l’éthique du juge. Ostad Elahi dit ainsi qu’il était prêt à être révoqué définitivement plutôt que de prononcer un verdict injuste. Soudabeh Marin montre alors comment Ostad Elahi rendait ses verdicts indépendamment des pressions que les puissantes familles locales tentaient de faire peser sur lui au cours de ses multiples mutations au sein de l’Iran. Ces tensions locales étaient d’ailleurs exacerbées par le contexte général de l’Iran : l’État œuvrait pour avoir le monopole de la justice sur tout le territoire, et Ostad Elahi était l’émanation de cet État central qui venait s’ingérer dans des affaires qui, depuis toujours, étaient traitées localement par les notables ou par le clergé. Le rôle d’Ostad Elahi paraît alors quelque peu incongru, il faut l’avouer, du fait de son milieu d’origine, traditionnel et mystique, mais c’est tout ce qui fait la force et la richesse de sa démarche. Cette rigueur quant au respect de la justice dans son activité semble être allée de pair avec une intransigeance quant au respect des droits dans la vie de tous les jours. Il dira : « En ce qui concerne l’accomplissement des devoirs, je suis intransigeant et je le suis encore davantage envers moi-même. » On retrouve ici la figure du juge comme expression vivante de la droiture à laquelle se rattachent les juges des périodes médiévale et moderne françaises : de leur « arbitraire » (au sens médiéval d’arbitrarium) émanait naturellement la justice du fait de leur probité personnelle préalable. Soudabeh Marin fait notamment le lien avec les écrits du Chancelier D’Aguesseau. Seule la lecture des anecdotes et réflexions d’Ostad Elahi fait comprendre son souci constant du respect des droits et de l’altruisme, et ce jusque dans les plus petits gestes de la vie quotidienne. Il fit même du respect des droits d’autrui « la clé de voûte de la vie en ce monde ». La subtilité dont Ostad Elahi faisait preuve, tant dans sa vie personnelle que professionnelle, est frappante. En effet, dans les divers litiges qu’il aura à trancher, on peut déceler un sens aigu du discernement et du bon sens. Il ne s’agissait pas pour lui d’appliquer des règles de manière aveugle mais d’adapter la décision à chaque situation. Il saura ainsi se montrer sévère quand cela le nécessitait et, bien plus souvent, indulgent, sans pour autant tomber dans la faiblesse. On voit en effet, dans les procès qu’il a relaté et dans les dossiers de ses jugements, qu’il tentera d’introduire sa profonde humanité dans la solution des litiges, en poussant notamment les parties à se concilier, avec succès si l’on en croit l’une et l’autre source. Cependant, il ne jugeait pas en équité mais bien en droit. Dans les multiples affaires qui lui sont soumises, c’est toujours dans le cadre de la loi qu’il agissait, au sein du droit qu’il mettait en œuvre son éthique personnelle et jamais à la marge de celui-ci. Agir conformément à sa conscience et respecter scrupuleusement la loi a dû être une tâche ardue pour ce magistrat à la conscience si aiguisée. Il dira : « Je remercie toujours Dieu [de ne m’avoir] jamais placé dans une situation où je pouvais être contraint de prononcer la peine capitale ». Soulignons enfin la très grande adaptabilité dont a fait preuve Ostad Elahi au cours de sa carrière. Ce mystique kurde a su intégrer la magistrature laïque de l’Iran du xxe siècle et faire face à toutes les contingences socio-culturelles au cours de ses diverses missions en Iran. Soudabeh Marin cite Bahram Elahi : « Mon père était très attaché à deux choses qu’il jugeait essentielles : l’adaptation à la société et le respect des lois. S’il avait exercé son métier en France aujourd’hui, il aurait agi en conformité avec le temps, le lieu et la culture comme il s’est adapté au contexte de l’Iran moderne ». Ostad Elahi prit sa retraite en 1957, au poste de président de la section pénale de la Cour d’appel et de la Cour d’assises du Mazândarân, à l’échelon le plus élevé de la magistrature iranienne. Fort d’une vie riche en expériences, il a consacré sa retraite à parachever les fondements de son enseignement spirituel. La fin du règne de Reza Shah a quant à elle été marquée par l’abus du pouvoir une fois celui-ci devenu centralisé, avec notamment une politique de confiscation des terres. Sa volonté d’imposer la modernité de force à la population a même poussé celle-ci à se ranger du côté du clergé sur le long terme. Il a notamment interdit le port du voile pour les femmes et imposé le port d’un costume national aux hommes. Mais c’est son refus d’aider les Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale qui lui fera perdre son trône en 1941, au profit de son fils, Mohammad-Reza Shah. Celui-ci a poursuivi la modernisation du pays, mais a ajouté à celle-ci un élan de liberté politique et sociale. Cependant, après le coup d’État de Mossadegh et la remise au pouvoir de Mohammad-Reza Shah par les puissances occidentales en 1953, le régime se durcit jusqu’à provoquer la Révolution islamique de 1979, cinq ans après le décès d’Ostad Elahi. Les juridictions religieuses sont intégrées dans les structures étatiques, les magistrats de sexe féminin sont destitués, le droit privé est encore plus imprégné de fiqh (jurisprudence des docteurs de la loi). Par exemple, l’ancien article 3 du Code de procédure civile prévoyait que dans le silence de la loi, le juge doit appliquer la coutume séculière ; désormais, l’article 167 de la Constitution prévoit que dans ce cas, le juge doit appliquer le fiqh et les opinions des théologiens (N. Yeganeh, op. et loc. cit.). Un nouveau travail de recherche nous éclairera peut-être sur la réelle étendue de l’influence matérielle des droits européens sur le droit privé iranien. Pour l’heure, on peut notamment regretter que l’état des recherches sur la question n’ait pas été pris en compte et, par ailleurs, qu’un rôle important ait été conféré aux juristes français en Iran à partir des seules sources ministérielles françaises. En ce qui concerne les deux volumes qui composent cette étude, il faut de même noter une série d’inexactitudes d’importances secondaires et que certains aspects, juridiques notamment, auraient mérité un meilleur traitement. Il n’empêche que cette étude très instructive est unique compte tenu de son sujet. En définitive, la vie d’Ostad Elahi semble avoir consisté en la démonstration du fait que l’on peut s’adapter à son milieu tout en conservant l’essentiel. Il dit ainsi : « Ceux qui respectent toutes les religions ont des principes et des valeurs justes et vraies. Lorsque j’étais en Allemagne, je suis entré dans une église et j’y ai éprouvé une émotion spirituelle telle qu’aujourd’hui encore j’en ressens le plaisir. J’ai vu que ce que Dieu veut, on peut le trouver sous n’importe quelle forme. »