Academia.eduAcademia.edu
Soudabeh Marin – Ostad Elahi et la tradition. Droit, philosophie et mystique en Iran. Bruxelles, Safran, 2012, 430 p. Kouroch Bellis Université Panthéon-Assas (Paris II) Compte-rendu publié à la Revue historique de droit français et étranger, 2014, 92-4, oct.-déc. 2014, pages 645-648. Une étude importante sur un homme hors du commun, voilà ce que nous offre Soudabeh Marin avec sa thèse consacrée à Ostad Elahi. Il n’est pas étonnant que celle-ci ait été couronnée par l’Académie des sciences morales et politiques, qui lui a décerné le prix Bordin. Cette distinction biennale, attribuée tous les dix ans dans le domaine du droit, récompense les recherches touchant à l’intérêt public, à l’honneur national et au bien de l’humanité. C’est en effet le bien universel que semble avoir envisagé Ostad Elahi tout au long de sa vie ; selon lui, « dans la “voie de la Vérité”, il n’y a pas de différence entre les hommes et les femmes, ni entre les races ou les religions ». Ce premier volume de l’étude nous apprend qui est Ostad Elahi, en le replaçant notamment dans sa généalogie et dans l’univers dont il est l’héritier, et nous expose sa philosophie dans ses rapports avec la notion de droit. Nous suivrons ici la trame du livre. Ostad Elahi (1895-1974) est né en Iran, dans la province du Kermanshah, une région de culture kurde. Sa généalogie débute au XIVe siècle avec Mireh Beg, sunnite convaincu, chef d’une importante tribu kurde, les Mokri. Appelé en rêve par l’imam ‘Ali, le cousin et gendre du prophète Mohammad, il devient shi’ite et s’engage alors dans un parcours d’exil, car dans cet environnement sunnite, les shi’ites, considérés comme hétérodoxes, risquaient leur vie. Le shi’isme fut à l’origine la branche spirituelle de l’islam, voyant derrière le sens apparent du texte coranique un sens profond et subtil dont l’imam ’Ali aurait été désigné dépositaire par le prophète Mohammad. Douze imams au total se sont succédé avec pour mission de transmettre ce savoir spirituel. Ainsi, selon les shi’ites, les cinq piliers de l’islam sont des articles de foi (unicité de Dieu, justice divine, mission prophétique de révélation de l’exotérique de la religion, mission imamique d’enseignement de l’ésotérique de la religion, résurrection) et non des prescriptions rituelles, existantes mais considérées comme secondaires. Les douze imams auraient alors professé une « religion d’amour spirituel initiant à la connaissance de soi » (H. Corbin, op. cit. infra, t. 1, p. 285). Au fil des siècles cependant, du fait de l’« occultation » (absence physique) du dernier imam, une sorte de clergé shi’ite se constitua et une partie de celui-ci prétendit être le pôle de l’orthodoxie religieuse. Au sein même de l’islam shi’ite, l’exotérique (l’aspect extérieur) prit paradoxalement un certain ascendant sur l’ésotérique (l’aspect spirituel) de la religion. Henry Corbin, spécialiste de l’univers spirituel, philosophique et religieux iranien, a décrit ainsi ce phénomène : « nous constatons la formation et l’emprise croissante d’une orthodoxie légalitaire, de plus en plus exclusivement vouée aux questions pratiques de droit canonique, de jurisprudence et de casuistique [fiqh], méfiante à l’égard de tout ce qui est philosophie, théosophie, mystique. […] Certes, le fiqh fait partie de la formation de tout théologienphilosophe, mais la situation pénible a pour origine ceux des foqahâ [docteurs de la loi] qui prétendent limiter au fiqh toute la science théologique. Ils mutilent ainsi l’enseignement même des saints Imâms, et interdisent au shî’isme de faire connaître son message spirituel. » (En Islam iranien, Aspects spirituels et philosophiques, Gallimard, 1971-1972, t. 1, p. 8990) Les ancêtres d’Ostad Elahi rejoignent par la suite l’ordre spirituel des Ahl-e Haqq. Fondée au XIVe siècle par Soltân Sahhâk, la foi Ahl-e Haqq constitue, selon Ostad Elahi, une branche de la mystique issue de l’islam (shi’ite). Ses quatre principes fondamentaux sont : pureté, droiture, effacement, altruisme. Mais, malgré cette vocation spirituelle originelle, au fil des siècles, une sorte de clergé héréditaire Ahl-e Haqq se mit en place, exerçant un certain ascendant sur une population rurale peu instruite. Pour celle-ci, la vie spirituelle ne consistait plus qu’en l’accomplissement d’une série de rituels, sous la tutelle de ce clergé héréditaire qui, selon Ostad Elahi, a dénaturé la voie Ahl-e Haqq pour ses intérêts matériels et financiers et en ne s’attachant qu’au sens littéral des textes sacrés. Le père d’Ostad Elahi, Hâjj Ne’matollâh Jeyhûnâbâdi (1871-1920), voit le jour au sein d’une famille appartenant à la noblesse foncière de la région et reçoit une éducation poussée. Faisant partie d’une élite lettrée, il occupe des postes dans l’administration royale et exerce des fonctions auprès de personnages influents, nourrissant des ambitions mondaines. Il a la foi Ahl-e Haqq mais ne souhaite pas s’impliquer plus que de coutume. Cependant, un bouleversement intérieur change sa destinée : à l’âge de vingt-huit ans, suite à une illumination intérieure, il décide de se consacrer à une vie contemplative, caractérisée par la retraite et l’ascèse rigoureuse. Il est à l’écart du monde mais aussi du clergé héréditaire Ahl-e Haqq et entend revenir à la pureté originelle de la foi Ahl-e Haqq. Ostad Elahi est alors un enfant. À partir de l’âge de neuf ans, il accompagne ses parents dans leurs cycles d’ascèse et de contemplation, retiré du monde, ne fréquentant le plus souvent que sa famille, les derviches de son père, l’école du village ou des précepteurs dans le cadre de l’instruction intellectuelle qu’il reçoit en parallèle. Il dira de cette période qu’elle fût la plus heureuse de sa vie. Mais quelques années après la mort de son père, à l’âge de trente-quatre ans, c’est à son tour de bouleverser l’ordre des choses, d’une manière atypique cette fois-ci. Si l’histoire regorge de personnes qui, comme son père, ont quitté le monde pour la vie contemplative, Ostad Elahi décide quant à lui de « renoncer au renoncement » et d’éprouver ses valeurs au sein de la société. Alors qu’il aurait pu hériter de la position très convoitée de « maître spirituel », il décide en 1929 de couper sa longue chevelure restée intacte depuis son enfance et de se dépouiller de tout signe spirituel distinctif avant de s’engager dans une activité professionnelle au contact de ses semblables, dans un milieu urbain et moderne. Ostad Elahi et ses ascendants ont tous décidé de prendre leur destin en main pour un même idéal : le « Haqq ». Ce mot signifie à la fois Dieu, le Vrai et la Vérité, mais aussi le Droit et la Justice, et l’expression « Ahl-e Haqq » désigne ceux qui ont pour origine mais aussi aspirent à la Vérité. Selon eux en effet, l’âme a été séparée de son origine, Haqq, afin d’accéder à la connaissance par la confrontation à la loi des contraires et alors rejoindre cette origine. C’est dire si la notion de Haqq, et par là la notion de Droit, est omniprésente dans la tradition d’origine et dans le système d’Ostad Elahi. Ce n’est pas un hasard si celui-ci optera pour la magistrature lorsqu’il entrera dans la vie active. Une réflexion est alors menée sur la signification de ce passage à la vie active. Celle-ci semble en effet plus méritoire que la vie contemplative : il paraît simple de préserver la pureté de son cœur lorsque celui-ci n’est confronté à aucune source possible de corruption. De plus, c’est au sein de la société que l’on peut être utile à son prochain, et l’altruisme serait au fondement de l’éthique. Par ailleurs, pour Ostad Elahi, il est naturel pour l’homme de vivre en société et d’être utile à celle-ci, et il ne s’agit pas là d’une soumission servile à sa nature animale mais bien d’un acte de volonté qui consiste à agir en harmonie avec le Droit. La seconde partie de ce volume est consacrée au droit naturel dans la philosophie d’Ostad Elahi. Il faut d’emblée se garder de considérer cette philosophie comme purement spéculative : il ressort de sa pensée une complémentarité entre le général et le particulier, le sublime et le banal, les archétypes dont son enfance a été nourrie et les décisions éthiques de la vie quotidienne. Henry Corbin expliqua à propos de ce type de philosophie : « Ce que l’on a voulu principalement montrer ici, c’est une aptitude caractéristique de ce que certains désigneront comme le génie iranien, d’autres comme la vocation imprescriptible de l’âme iranienne : une aptitude éminemment apte à édifier un système philosophique du monde, sans que soit jamais perdue de vue la réalisation spirituelle personnelle en laquelle doit fructifier la méditation philosophique, et faute de laquelle la philosophie n’est plus qu’un jeu stérile de l’esprit. » (op. cit., t. 1, p. X) Pour appréhender l’être humain en général, Ostad Elahi a d’abord dû s’extraire du cadre formel de sa tradition d’origine. Mais plutôt que de la rejeter, il en a cherché le sens profond. Il a alors opéré ce tour de force qui a consisté à dépasser une tradition, la tradition Ahl-e Haqq, et une religion, l’islam, en en saisissant la quintessence. Cela ne constitue cependant pas un paradoxe pour Ostad Elahi : la Vérité étant universelle, elle est présente en tout lieu et en tout temps, au sein de chaque tradition spirituelle ou religieuse. Mais pour saisir cette vérité quintessentielle, il faut développer l’aptitude à distinguer dans la religion ce qui est universel et immuable de ce qui est contingent à des circonstances particulières, l’essentiel du formel, l’esprit de la lettre. Se profile alors la portée didactique de la démarche d’Ostad Elahi, qui est manifeste dans celles de ses anecdotes et réflexions dont Soudabeh Marin propose une traduction. L’aspect pragmatique de sa méthode est de même palpable dans la dimension très concrète que donnait Ostad Elahi à la dialectique des droits et des devoirs de l’homme. Ouvert sur le monde, le système d’Ostad Elahi peut rappeler tour à tour la philosophie d’Aristote, la pensée de Socrate ou encore la tradition (néo) platonicienne, tout en gardant son originalité. Maniant, entre autres, des concepts et un vocabulaire propres au contexte dans lequel il s’exprime, Ostad Elahi entendait visiblement, tout en restant compréhensible pour son milieu, dégager des problématiques qui dépassent toute barrière culturelle et s’adresser à l’humanité en général. Car, au fond, des notions comme la Vérité, la Justice ou le Droit concernent, selon lui, chaque être humain. Ostad Elahi n’avait pas proposé un système philosophique propre à la matière juridique mais le droit reste un thème récurrent dans son œuvre et Soudabeh Marin y a même décelé une sorte de pyramide kelsenienne. Il y aurait chez Ostad Elahi trois grandes catégories hiérarchisées de sources normatives : les « pactes constitutionnels » puis les « lois divines » et enfin le droit positif. Reprenant la tradition Ahl-e Haqq, Ostad Elahi considère que la Création repose sur une « loi constitutionnelle » édictée par Dieu (Haqq) et ratifiée par les archanges, représentant les créatures. Un « pacte constitutionnel originel » aurait donc été conclu entre Dieu et ces archanges. Le Créateur est alors Lui-même tenu par cet accord bilatéral qu’Il ne peut modifier ou compléter qu’avec leur accord. D’autres pactes seront établis selon le même schéma, chacun renouvelant le précédent. Les « lois divines » composent l’échelon suivant. Il s’agit des lois physiques et métaphysiques qui ordonnent la Création mais surtout des lois spirituelles et éthiques qui permettent à l’être humain de se perfectionner. Ostad Elahi intègre donc de manière rationnelle la physique, la métaphysique et le spirituel dans un même système normatif global, notamment au moyen de correspondances. Par exemple, dans la pensée d’Ostad Elahi, la loi de la causalité renvoie à la fois à un principe scientifique, au mode d’advenue des êtres à l’existence et au principe spirituel selon lequel l’être humain récolte le fruit de ses efforts et de ses choix. Vient enfin le droit positif, issu, dans le contexte iranien, de la religion et de sources séculières. Ostad Elahi estimait pour sa part qu’à partir du moment où les normes séculières sont suffisantes pour assurer l’ordre et la paix dans la société, il n’y a plus besoin de se référer aux prescriptions religieuses qui concernent la vie matérielle (mariage, successions, prêt à intérêt, etc.). En effet, selon lui, ces prescriptions accessoires ont été édictées par les prophètes uniquement pour suppléer à un manque d’organisation sociale à des moments et à des lieux donnés. Trois types de normes concerneraient donc directement l’être humain : les normes religieuses (celles qui ne sont pas obsolètes), le droit séculier et l’éthique. Selon Ostad Elahi, ces trois « piliers de l’humanité » sont à respecter autant que faire se peut, mais la norme éthique est la plus exigeante. Par exemple, ne pas saluer en premier une personne plus âgée n’est contraire ni aux règles religieuses ni au droit séculier mais serait contraire à l’éthique. L’éthique émanerait elle-même de la vertu d’humanité, qui primerait mais aussi transcenderait les règles religieuses et séculières : celui qui agit conformément à cette vertu agirait donc ipso facto conformément à toutes les règles légitimes. Et pour parfaire cette humanité, il reviendrait à chacun de s’efforcer d’agir de manière véritablement humaine et d’être dans ce processus son propre maître et juge, leitmotiv qui est lié à la notion de liberté individuelle, au fondement de la pensée d’Ostad Elahi. Ostad Elahi rejoint alors ce que Henry Corbin avait désigné comme le « trait général [qui] caractérise la physionomie spirituelle » de penseurs tels qu’Avicenne, Sohrawardi, Ibn ‘Arabi ou encore Mollâ Sadrâ Shirâzi : « Ces penseurs sont des philosophes et sont en même temps de grands spirituels. Leur philosophie ne reste pas théorique […]. Chez nos penseurs, la mise en pratique de la philosophie concerne toute la vie intérieure du philosophe ; elle vise à créer chez eux, chez leurs élèves, chez tous ceux sur qui rayonne leur doctrine, la perfection d’un type humain de “sagesse divine” dont l’homo œconomicus de nos jours ne pressent peut-être même plus la nécessité ni le sens. » (op. cit., t. 4, p. 18-19). Soulignons pour conclure l’actualité du message d’Ostad Elahi, à une époque marquée par une incompréhension culturelle et religieuse qui divise les êtres humains. Ostad Elahi a en effet montré que si les religions divergent dans ce qui a trait à leurs prescriptions secondaires et accessoires, rien ne les distingue dans leurs fondements, eux seuls universels et immuables. « La Religion véritable est unique, » dit-il, « ce que Moïse a dit, Jésus l’a dit et ce que Jésus a dit, Mohammad l’a dit, de même que toutes les religions l’ont affirmé : ce que tu apprécies pour toi-même, souhaite-le pour autrui et agis en fonction de cela, et ce que tu n’apprécies pas pour toi-même, ne le souhaite pas aux autres et tente de les en protéger ; c’est cela le stade suprême et ultime de la religion. »